4.
enclume et enkiev
À son retour d’Irianeth, Liam n’était plus le même. La guerre l’avait fait beaucoup mûrir et il se comportait davantage en homme qu’en adolescent, malgré ses dix-sept ans. Le fait aussi qu’il s’intéressait maintenant à une jeune femme y était évidemment pour quelque chose. La fin de la guerre signifiait qu’il devait prendre des décisions au sujet de son avenir. Au lieu d’accompagner son père dans la Forêt Interdite pour aller chercher sa mère, sa sœur et leur servante, il avait tout de suite fait comprendre à Jasson que son fils n’était plus un enfant. En effet, Liam avait préféré diriger ses pas vers celle qui avait conquis son cœur.
Après la grande fête donnée par le Roi Onyx pour célébrer la victoire de ses troupes, Liam avait sellé son cheval et hissé la prêtresse Mali derrière lui en lui disant qu’il l’emmenait visiter tous les royaumes dont elle avait si souvent entendu parler durant la guerre. Le couple ne se contenterait pas de les traverser, mais il s’arrêterait partout afin que la jeune femme s’imprègne de toutes les cultures d’Enkidiev. Ne demandant qu’à apprendre, Mali s’intéressait à tout. Elle s’émerveilla devant les fleurs géantes et les arbres de cristal du pays des Fées et passa des heures à observer le vol de délicates créatures aux ailes de libellule. Elle prit part aussi aux danses tribales de Zénor et de Cristal et maîtrisa avec une facilité déconcertante quelques phrases en elfique.
La prêtresse tomba en pâmoison devant les étoffes chatoyantes de Fal et n’accepta de quitter l’étal du marchand que lorsque Liam lui en offrit quelques-unes. Même si les Royaumes de Turquoise et de Béryl n’avaient respectivement que des forêts à perte de vue et des rochers sans fin à offrir, la jeune femme leur trouva de belles qualités. La nature superstitieuse des Turquais les avait rendus très respectueux envers les arbres qu’ils ne coupaient jamais. Ils jouissaient donc de l’énergie pure qui émanait de ces sylves centenaires. Quant aux Bérylois, la rareté de l’eau avait fait d’eux le peuple le plus débrouillard du continent.
Mali avait beaucoup apprécié les manières raffinées de la cour du Roi de Jade. Elle avait aussi pataugé avec les villageoises dans les rizières, au grand découragement de Liam qui ne voyait pas l’utilité de vivre une telle expérience. Elle avait aimé le caractère jovial des Rubiens, malgré leur besoin inné de tuer les animaux de la forêt, contrairement à elle qui respectait la vie. A Opale, cependant, même si elle admirait la discipline des soldats et l’organisation efficace de la vie civile, elle déplora que les femmes n’y soient pas les égales des hommes. Au Royaume de Diamant, elle participa aux récoltes et apprit à tresser des paniers. A Perle, elle assista au dressage des oiseaux de proie et sur les plages du Royaume d’Argent, elle prit part à la pêche aux crevettes.
Plus Liam l’observait, plus il commençait à comprendre la véritable signification de la vie. L’homme n’était pas fait pour s’asseoir dans un coin et ignorer le reste de l’univers. Il avait été créé pour apprendre tout ce qu’il pouvait pendant sa courte existence et pour établir des liens d’amitié avec toutes les autres races. Malgré sa timidité, Mali allait volontiers vers les gens pour voir ce qu’ils pouvaient lui enseigner. Liam ne s’était jamais préoccupé de quoi que ce soit à part sa petite personne depuis qu’il avait quitté la maison de ses parents à l’âge de cinq ans pour aller étudier au Château d’Emeraude. Petit à petit, il réalisait que tous les êtres vivants étaient reliés et que le moindre geste d’un seul d’entre eux pouvait toucher tous les autres.
— C’est pour cette raison que nous devons toujours agir pour le bien commun, lui expliqua Mali tandis qu’ils rentraient à Emeraude.
— C’est facile pour une prêtresse qui le fait depuis sa naissance, répliqua Liam.
— Tout le monde peut être fiable, aimable et serviable. Tu te conduis déjà de cette façon au sein des Chevaliers d’Emeraude.
— Évidemment, puisqu’ils sont mes frères et mes sœurs d’armes.
— Les Elfes, les Fées et l’ensemble des habitants du continent le sont aussi. Savais-tu que le refus d’aider une personne en difficulté déclenche une série d’événements qui peuvent, au bout du compte, entraîner ta propre mort ?
— Tu dis ça sérieusement ? s’étonna le jeune homme.
— Mais oui ! C’est la loi de cause à effet. Elle existe depuis la nuit des temps.
— Pourquoi n’en ai-je jamais entendu parler ?
— Sans doute parce que tout le monde autour de toi était trop occupé à survivre. Heureusement, la guerre est terminée, alors nous allons rééduquer les gens.
— De quelle façon ?
— Je vais fonder une école à Emeraude où ils pourront venir apprendre les lois spirituelles qui devraient guider leur vie, peu importe leur âge. Pour une raison que je ne comprends pas, les prêtres et les prêtresses ont disparu d’Enkidiev au fil des ans, pour être finalement remplacés par des magiciens qui ne transmettent leur savoir qu’à leurs apprentis. Le temps est venu pour nous de rétablir les choses.
— Pourquoi dis-tu toujours « nous » ?
— Parce que tu vas m’aider, bien sûr.
— Je n’ai pas l’habitude de me mêler des affaires des autres.
— C’est justement ce comportement qu’il te faut changer, Liam. Ce monde n’a pas été façonné que pour toi. Il est temps que tu fasses ta part pour le rendre meilleur.
— En ce moment, je pensais davantage à trouver un métier qui nous permettra de manger et de nous loger.
— Cette activité ne t’empêchera pas d’ouvrir ton cœur à ton prochain, je t’assure.
Liam s’efforça de ne pas y penser, tandis qu’ils s’approchaient du Château d’Emeraude, mais le visage rayonnant de son amie lui fit vite comprendre qu’il ne s’en tirerait pas par une pirouette, cette fois-ci. Il n’était plus un enfant. En fait, il n’était même plus un adolescent. Quelque part, durant la guerre, il était devenu un homme et il devait apprendre à se comporter en adulte.
Après le départ de la plupart des Chevaliers pour d’autres contrées, leurs chambres attenantes au grand hall étaient devenues vacantes. Puisque Sa Majesté Emeraude Ier avait jadis accepté par décret de loger et nourrir les soldats dotés de pouvoirs magiques dans son château, Liam décida de s’y installer de façon temporaire, jusqu’à ce qu’il puisse se payer une maison dans l’un des nombreux villages dans le sud du royaume.
Il voulait gagner sa vie, comme tous ses amis, mais la culture du sol ne l’intéressait pas, ni l’engagement qu’exigeaient les arts de guérison. Ayant également vécu des épisodes traumatisants du côté de la magie, il préféra ne pas courir le risque de conseiller un roi en la matière. Mali lui demanda donc s’il voulait enseigner avec elle. Il refusa, car cela l’aurait obligé à lire plusieurs heures par semaine. Assise sur le lit de la chambre qu’elle avait entièrement décorée pour la rendre moins austère, la prêtresse se demandait quoi dire à ce jeune Chevalier qui ne semblait pas révéler le moindre talent.
— Heureusement que j’ai pris le temps d’étudier ton monde, déclara-t-elle au bout d’un moment, sinon je serais dans l’impossibilité de te venir en aide.
Liam se mit à tourner en rond devant la porte.
— Tu pourrais devenir palefrenier, suggéra Mali.
— J’aime les chevaux, mais pas toute la journée, grommela son ami.
— Commerçant ?
— Je ne serais jamais à la maison !
— Boulanger ?
— Je ne sais pas faire la cuisine.
— Serviteur au palais ?
— Ça, jamais !
— Artisan, alors ?
— Que font ces gens ?
— Ils façonnent les objets dont nous avons besoin dans la vie de tous les jours, comme des vêtements, des bottes, des ustensiles, des bols, des meubles…
— Des épées, aussi ?
— Elles sont devenues moins utiles, mais oui, des épées aussi. C’est le travail du forgeron. Je te ferai remarquer qu’il fabrique aussi des fers pour les sabots des chevaux, des tisonniers…
— Des poignards et des fers de lance ?
— Oui, affirma Mali, même si elle n’approuvait pas le port de ces armes.
— Je crois bien que ça me plairait.
Mali se demanda s’il pourrait tenir toute la journée un marteau beaucoup plus lourd qu’une épée et endurer la chaleur étouffante de la forge. Cependant, puisque c’était la première fois qu’il s’intéressait à autre chose que la guerre, elle n’allait certainement pas le décourager. Enthousiaste, Liam rendit donc visite à Morrison dans son antre torride. Le forgeron commença par éclater de rire lorsqu’il entendit la proposition du jeune homme, puis voyant qu’il restait planté devant lui, il comprit que ce n’était pas une plaisanterie.
— Je n’ai jamais enseigné mon art à quiconque n’étant pas déterminé à aller jusqu’au bout, l’avertit alors Morrison.
— Je vous jure de devenir votre élève le plus appliqué de tous les temps.
— De tous les temps, hein ?
Le pénible et difficile apprentissage de Liam d’Emeraude commença ce jour-là et dura cinq longues années. Ce ne fut que lorsqu’il forgea une épée parfaite que Morrison le nomma compagnon et commença à lui confier des tâches plus délicates. Pendant tout ce temps, Mali s’était taillé une place enviable comme préceptrice. Sous l’égide du Chevalier Bridgess, elle avait soigneusement élaboré un programme d’études spirituelles pour les différents âges des enfants qui fréquentaient le château. Ainsi, elle meublait leur imagination par des contes de son pays et leur enseignait la danse et le chant. A la fin de chaque journée de classe, avant leur retour à la maison, elle leur parlait aussi de l’importance de traiter les autres comme on voulait être traité soi-même ainsi que de l’effet que chacun de leurs petits gestes pouvait exercer sur le reste du continent.
Tandis que Liam commençait son compagnonnage à la forge, Mali poussa son besoin de réforme encore plus loin. Il avait été décidé, des centaines d’années auparavant, que toutes les divinités seraient honorées au Royaume d’Emeraude. La chapelle du château contenait un si grand nombre de statues hétéroclites qu’il y avait à peine assez d’espace pour réunir cinq personnes dans cette pièce. Elle voulut donc proposer du changement. Aussi demanda-t-elle une audience auprès du roi et attendit que ses conseillers lui répondent. Les jours passèrent sans que personne la convoque, alors elle prit les devants.
D’un pas décidé, elle se dirigea vers le grand hall, où elle apprit que Sa Majesté Onyx ne recevait personne, car son épouse avait accouché la veille d’une petite princesse. Les parents se reposaient à l’étage des chambres royales et ne voulaient pas être dérangés. Mali ne se découragea pas pour autant. Tous les jours, elle se présenta à la porte de la salle d’audience, jusqu’à ce que le monarque daigne y retourner. Elle n’était évidemment pas la seule à l’attendre. Toute menue, la prêtresse parvint néanmoins à se faufiler entre les paysans sans qu’ils s’en aperçoivent et à se placer parmi les premiers requérants.
Elle écouta les doléances et les réclamations de ceux qui la précédaient, puis s’avança lorsque le scribe en chef lui fit signe que le roi était prêt à l’entendre. Onyx était assis sur son trône, une jambe croisée sur son genou, le menton appuyé dans la main. Ses traits étaient tirés et son teint blafard. Le bébé le tenait probablement éveillé toutes les nuits depuis sa naissance.
— Votre Altesse, je tiens d’abord à saluer la nouvelle Princesse d’Emeraude, commença-t-elle.
— Je lui transmettrai vos vœux, promit Onyx, d’une voix terne.
— Je ne prendrai que très peu de votre temps, car plusieurs de vos sujets attendent depuis longtemps pour vous parler.
— Dites-moi quelque chose que je ne sais pas, grommela le roi.
Onyx n’aimait pas les créatures étranges. Pour lui, Mali n’était qu’une Enkiev au visage à demi tatoué, originaire de la Forêt Interdite. Il ignorait évidemment les efforts qu’elle déployait pour s’intégrer au monde moderne.
— J’aimerais porter à votre attention le fait que personne ne peut se recueillir dans la chapelle de votre palais, car elle est encombrée de statues qui ne devraient pas être là, laissa tomber la prêtresse.
Un murmure inquiet parcourut l’assemblée, car les habitants d’Emeraude abhorraient le changement.
— Et alors ? la pressa Onyx.
— Avec votre permission, j’aimerais renvoyer tous ces dieux et déesses dans les pays qui les adorent.
N’étant pas d’un naturel très religieux, Onyx n’avait jamais mis les pieds dans cet endroit qui faisait pourtant partie de sa demeure. Voyant qu’il ne répondait pas, l’un de ses principaux conseillers crut devoir intervenir.
— Majesté, ces statues ont été offertes à l’un des ancêtres du Roi Émeraude Ier, lui rappela-t-il. Elles font partie de notre patrimoine depuis des lustres.
— Soyez plus précis, exigea Onyx.
— C’est le Roi Jabe qui a instauré le culte de toutes les divinités dans ce pays.
La mention de cet ancien monarque fit immédiatement réagir Onyx qui l’avait connu personnellement, des centaines d’années auparavant. A son avis, Jabe avait été le pire roi à avoir gouverné depuis l’apparition des tout premiers royaumes.
— Débarrassez-moi la chapelle de toutes ces idoles, décida-t-il en se redressant de façon menaçante.
— Mais Majesté, protesta le conseiller en réponse à la réaction défavorable de l’assistance. Dois-je vous rappeler que notre royaume vénère le dieu Dressad ?
— Je n’aime pas me répéter, l’avertit le roi.
Il ne cacha pas non plus son agacement de voir l’Enkiev toujours debout devant lui.
— Y a-t-il autre chose ? demanda-t-il.
— En fait, oui, affirma Mali. J’aimerais instaurer à Emeraude le même culte qu’à Adoradéa.
— Libre à vous de faire de la chapelle ce que vous voudrez.
Un large sourire illumina le visage de la jeune femme tandis qu’elle se prosternait devant Onyx en le louangeant dans la langue des Anciens, que ce dernier comprenait fort bien.
— C’est flatteur, mais inutile, lui fit-il savoir.
Mali capta son regard impavide et rougit jusqu’aux oreilles. Elle s’inclina une dernière fois et quitta prestement la salle d’audience, heureuse d’avoir obtenu ce qu’elle désirait.
Au cours des semaines suivantes, les habitants du château virent les serviteurs charger quotidiennement les statues sur des charrettes conduites par des messagers spéciaux, commissionnés de les rapporter aux royaumes qui les avaient autrefois offertes au souverain d’Emeraude. Onyx se moquait pas mal de ce qu’en penseraient ses pairs. Il n’avait aucune notion de diplomatie, malgré tous les efforts qu’avait déployés son ami Hadrian pour lui en inculquer.
Mali fit ensuite nettoyer la chapelle de fond en comble, la préparant soigneusement pour le culte d’une divinité unique. Elle commanda à Morrison des plateaux de fer forgé sur pied ainsi que des chandeliers et les disposa le long des murs à gauche et à droite de l’entrée. Tout au fond, elle fit sculpter, derrière un immense rideau violet, la représentation de la déesse Kira qu’elle avait appris à servir depuis son enfance.
Cette opération dura plusieurs mois et personne ne se doutait de ce qui se préparait dans la chapelle, pas même Liam.
Tous les soirs, elle se recueillait devant la longue étoffe qui masquait la statue de sa protectrice. Elle s’agenouillait et appuyait le front sur le plancher de carreaux brillants en prononçant son serment dans sa langue maternelle. Elle ignorait qu’on l’épiait.
— J’espère que c’est mon visage qui se trouve derrière ce rideau, résonna soudain une voix masculine.
Mali sursauta et se retourna vivement. Le Roi Onyx se tenait à l’entrée de la chapelle, le bras gauche appuyé contre le chambranle de la porte, une coupe de vin dans la main droite. Il portait ses vêtements noirs habituels, mais ni couronne, ni bijou. La jeune prêtresse se contenta de hocher la tête négativement.
— Alors, de qui s’agit-il ?
— De la déesse que je vénère depuis toujours, répondit Mali d’une voix étouffée.
— Porte-t-elle un nom aussi bizarre que le tien ?
— Je m’appelle Maliaéssandara, qui signifie flamme violette. Je suis celle qui guidera les nouvelles générations pour qu’elles vivent en harmonie à jamais.
— Et que signifie mon nom à moi ?
— Il ne veut rien dire dans ma langue.
— Dans celle des mages, il signifie démon emprisonné dans la pierre. Je me demande bien à quoi pensait mon père quand il a choisi de m’appeler ainsi.
Onyx marcha jusqu’à la pièce de toile opaque, se servant de ses facultés surnaturelles pour deviner les contours de la sculpture. Il tenait sa main gauche contre sa poitrine, comme s’il tentait de la protéger.
— Vous souffrez, devina la prêtresse. Laissez-moi vous aider.
— Le vin se charge d’engourdir mon mal.
— Mais il ne l’enraye pas.
Le roi plongea son regard pâle dans les yeux sombres et profonds de l’Enkiev.
— Si tu as vraiment des dons empathiques, alors tu sais ce que je pense des gens qui ne sont pas nés ici.
— Il est normal de craindre ce qu’on ne connaît pas, répliqua Mali sans sourciller.
— Tu n’as pas peur de moi ?
— Je ne sens aucun démon emprisonné en vous.
La jeune femme, dont les longs cheveux noirs ressemblaient étrangement à ceux du souverain, se leva et s’approcha de lui.
— Montrez-moi vos doigts.
Onyx haussa les sourcils avec prétention. Voyant qu’il ne bougeait pas, Mali prit doucement sa main et la décolla de son corps. Elle remarqua aussitôt que le majeur, blanc comme neige, portait de curieuses petites marques rouges de chaque côté.
— C’est la griffe de toute puissance qui l’a paralysé, expliqua le roi avec un sourire désabusé.
— Ce qui nous cause de la douleur n’est pas tout à fait mort.
— Elle est bien plus supportable maintenant que Danalieth m’a repris le bijou qui ornait mon doigt.
— Pourquoi affectez-vous toujours l’indifférence, Majesté ?
Le visage d’Onyx sembla s’attrister.
— Je ne veux pas passer pour un faible.
— Cela ne risque pas d’arriver, si on se fie aux louanges que vous chantent les aèdes.
Mali caressa doucement les phalanges du médius que la griffe en forme de petit dragon argenté avait drainées de tout son sang. Onyx ne sut jamais si c’était l’effet anesthésiant de l’alcool ou son désir secret de guérir qui laissa la prêtresse manipuler ainsi son doigt. Possédait-elle vraiment des pouvoirs de guérison ? Au bout d’un moment, il crut ressentir un léger picotement autour de l’ongle, puis une grande chaleur réchauffa son majeur pourtant glacé depuis bien des années.
— Est-ce de la sorcellerie ? chercha-t-il à savoir.
— Non, car elle n’est pas permise chez les Enkievs. C’est une science beaucoup plus séculaire. Les Anciens croient que tout ce qui vit est composé d’énergie et que cette dernière ne demande qu’à être stimulée. J’ai simplement persuadé le sang de revenir dans votre doigt.
— C’est un talent rare, pensa tout haut Onyx, car les meilleurs guérisseurs de l’Ordre, y compris Santo, n’ont rien pu faire pour moi.
Mali mit fin à ses soins et recula de quelques pas. Elle était minuscule à côté de ce grand soldat devenu roi. Ce dernier leva sa coupe à sa santé et entreprit, d’un pas chancelant, de se rendre à la sortie.
— Nous verrons bien ce qu’en pensera la princesse rebelle, déclara-t-il en disparaissant dans le palais.
— Je suis certaine qu’elle appréciera ce geste de reconnaissance, répliqua Mali.
Onyx ne l’entendit pas. Il garda pour lui ce qu’il avait entrevu dans la chapelle et se fit un devoir d’assister au dévoilement de la statue, quelques semaines plus tard. La population ne fut pas invitée à cet événement, puisque la pièce sacrée ne pouvait contenir qu’une trentaine de personnes. Seuls les Chevaliers et leurs enfants qui habitaient au château furent conviés. Falcon, Wanda, Santo, Bridgess, Daiklan, Ellie, Mann, Swan, Onyx, Kira, Lassa et évidemment Liam se regroupèrent devant Mali, qui baignait dans un nuage bleuâtre d’encens odoriférant.
Vêtue de son costume cérémonial blanc et violet, la prêtresse attendit que l’assistance cesse d’échanger des commentaires avant de prendre la parole.
— Merci d’être ici en ce grand jour qui restera à jamais gravé dans nos mémoires, commença-t-elle.
Malgré l’inconfort que lui causait une autre blessure qui n’avait jamais guéri, Onyx se tenait debout derrière les autres, les bras croisés. « Ils ne s’en remettront jamais », songea-t-il en réprimant un sourire.
— S’il est vrai que Parandar règne sur toutes les divinités du ciel et qu’il a eu la bonté de donner à chaque peuple un protecteur ou une protectrice, il n’en demeure pas moins que certains méritent une place encore plus importante dans nos vies. Aujourd’hui, j’aimerais que vous réfléchissiez à la nécessité pour tous les royaumes d’Enkidiev de se regrouper sous l’aile d’une seule déesse.
La jeune femme fit signe aux serviteurs perchés sur des échelles de décrocher le rideau qui avait masqué le travail des sculpteurs durant les derniers mois. L’étoffe tomba sur le plancher dans un doux bruissement, révélant un personnage féminin taillé dans l’albâtre. Celui-ci semblait porter le même costume que Mali. Ses mains étaient posées sur une épée à la garde sertie d’améthystes, dont la pointe touchait le sol. Tous les invités, à l’exception d’Onyx, avaient écarquillé les yeux et ouvert la bouche sans arriver à émettre le moindre son. Le jeune Wellan, à peine âgé de sept ans, tira sur la manche de Kira.
— Maman, on dirait que c’est toi.
Onyx éclata d’un rire homérique, mais qui ne parvint toutefois pas à sortir Kira de sa stupeur.
— Les Enkievs ont vécu des années de félicité grâce à la bienveillance de la déesse, ajouta Mali.
— Je ne veux surtout pas rompre le charme de ce moment magique, hasarda Wanda, mais les dieux ne sont-ils pas, par définition, des entités immatérielles vivant dans un monde invisible où les humains n’ont pas accès ?
— On peut adorer qui on veut, laissa tomber Onyx en essuyant des larmes de plaisir.
— Au nom de tous les habitants d’Emeraude, enchaîna Swan, je remercie Mali d’avoir redonné à cette chapelle sa vocation originale. Maintenant, je vous demanderais tous de la laisser seule avec celle qui l’a inspirée.
Bridgess poussa les enfants dehors en leur proposant une activité récréative, mais Wellan résista. Lassa lui prit donc la main et l’entraîna à la suite de la marmaille. Onyx et Swan fermèrent la marche.
— Tu parles comme une vraie reine, la complimenta-t-il.
— Je l’ai fait pour que tu ne dises pas de bêtises, rétorqua-t-elle en refermant les portes de la pièce.
Mali se prosterna devant Kira qui n’avait toujours pas dit un mot.
— Si je vous ai offensée, déesse, je subirai le châtiment qu’il vous plaira de m’infliger, suffoqua-t-elle.
Kira s’agenouilla devant la jeune femme au bord des larmes.
A la fin de la guerre, la princesse guerrière avait laissé pousser ses cheveux qui retombaient dans son dos en douces vagues. Ses yeux, qui jadis transperçaient ses ennemis, avaient acquis la douceur de ceux d’une mère qui regarde grandir ses enfants.
— Mali, je ne suis pas vexée, bien au contraire. Je comprends tes intentions, mais je ne me sens pas digne d’être ainsi vénérée, du moins pas de mon vivant.
— Vous ne pouvez pas mourir, déesse.
Kira caressa la joue de la prêtresse sans cacher son découragement. Comment lui faire comprendre que le culte que ses ancêtres vouaient à cette femme mauve, dont la magie les avait débarrassés des dragons carnivores, ne s’appliquait pas au présent ?
— Je propose un compromis, suggéra-t-elle finalement. Au lieu de demander au peuple de me révérer, pourquoi ne pas l’inciter à adorer Parandar que je représente, car je suis en fait sa petite-nièce.
L’espoir renaquit sur le visage tatoué de Mali.
— Je crois que les gens comprendront, se réjouit-elle.
Mali retourna donc devant le Roi d’Émeraude pour qu’il transforme cette suggestion en proclamation officielle. Onyx commença par arquer un sourcil, puis il comprit que c’était la seule façon d’éviter que Kira le harcèle pendant des mois. Ayant obtenu ce qu’elle voulait, la prêtresse retourna dans la grande salle où Bridgess, Wanda et elle enseignaient aux enfants. Mali ne savait pas combien de temps encore elle demeurerait au palais, car une fois que Liam aurait terminé son compagnonnage auprès de Morrison, il voudrait certainement aller s’établir dans un village où il n’y avait pas de forgeron. Il était donc doublement important pour elle de laisser à tous ces gens une bonne impression d’elle, « Je veux qu’ils disent de moi que j’ai aidé mon roi à restaurer la paix et l’harmonie sur tout le continent », songea-t-elle en distribuant les ardoises aux élèves. « J’érigerai donc des statues de Kira partout où Liam et moi habiterons », décida-t-elle.